moisson-roureCOMTÉ DE NICE - C'était à Beuil, chez JL. Il a une maison, là-bas, une bergerie toute de pierre et de bois, et il m'y convie. J'y vais avec plaisir. Comme tout bon enfant de Nice, j'allais autrefois passer un mois à la montagne, "pour les globules rouges". Rejoindre JL. et sa famille là-haut, pensais-je les premiers temps, c'était comme me retrouver à Limone, il y a trente, voire quarante ans, et éprouver à nouveau  les sensations d'enfance, le soleil plus cuisant qu'au bord de mer, la nécessaire "maille" (comme disait mon grand-oncle, fils de Limonasque de la rue du Pont-Vieux, pour désigner la chemise supplémentaire ou le petit pull indispensable en montagne, où la fraîcheur surgit, inattendue), les parfums de l'herbe chaude. Et puis bien vite, la solide et simple amitié a remplacé l'enfance enjolivée. Aujourd'hui, c'est pour cela que je m'y trouve bien.

Quand JL. et C., sa femme, ont acheté cette maison, elle était pleine de trucs et de machins en bois, en corde, en métal, en pierre, dont seuls les paysans disparus connaissent l'utilité. C'est dire si à nous, et à moi notamment, fils de Riquier, bien de ces objets étaient étrangers. Néanmoins, l'usage de certains s'imposait, même aux ignorants de mon espèce. D'autres, en revanche, restaient clos sur leur mystère.

Il y avait notamment une espèce de hotte, un long parallélépipède rectangle avec des bretelles de corde, mais une hotte lourde, aux parois de bois plein, loin de l'image que les citadins ont aujourd'hui de l'objet, qui est forcément associé au Père Noël et à sa corbeille tressée. Des parois pleines, voilà qui paraissait étrange parce que le poids en était accru. Pourquoi des parois pleines ? Transporter des fruits, des patates, voire du fumier ne nécessitait pas ce lourd bordage. Nous en avons discuté, bien sûr, et de la discussion ne jaillit aucune lumière. Nous avons alors profité de la visite de l'ancien propriétaire, un homme râblé, au visage buriné, à l'oeil pétillant dans un réseau de rides denses, pour lui poser la question.

- Ca, c'était pour remonter la terre.

Il s'expliqua. A la fin de chaque hiver, sur les faissa étroites qui étagent les montagnes du Comté de Nice jusqu'aux vallons les plus reculés, à la recherche du moindre tapis de terre arable, ou bien après chaque orage, il fallait remonter la terre : réunir la famille, charger chacun d'une hotte, se poster à l'endroit où la neige ou la pluie avaient poussé, en ruisselant, la mince couche de sol cultivable, emplir les hottes et rapporter la terre, en l'égalisant, sur la partie centrale et cultivée de la faissa. Cela, on le faisait plusieurs fois par an, tous les ans, toute sa vie durant, dès qu'on avait assez de force pour prendre part à ce travail indispensable à la survie de la famille. Longtemps, jusqu'au XIXe siècle même, la société eut une vision cyclique du temps : on faisait ce que les pères avaient fait en attendant que les enfants fassent de même. A l'infini éternel, l'homme était là pour reproduire le même geste.

Ah, comme on envie le bon vieux temps, sans pollution, sans soucis, sans haine, convivial, amical et fraternel ! Celui-là, oui, quand, régulièrement, on se brisait le dos à remonter la terre, sous peine de mourir de faim. Celui-là, oui, celui où, chez nous, sur ce sol âpre et ingrat, on était des galériens de la montagne, rivés à une chaîne invisible mais aussi lourde que celle qui enserrait, sur la mer, les condamnés sans espoir.

On peut aujourd'hui déplorer l'exode rural, se rappeler qu'il y avait à Utelle par exemple, encore à la moitié du XIXe siècle, des notaires, des médecins, un pharmacien, sept écoles et autant d'instituteurs, sans parler de l'église et de ses nombreux prêtres, une communauté vivante et presque autarcique. On peut regretter que l'expansion touristique ait transformé de fiers paysans et d'orgueilleux bergers en liftiers et en cochers de fiacre, en domestiques en somme, payés par des marenguin anglais ou russes. On peut se chanter, sous la laupia, la geste de Pepin Garibaldi en humant l'air de la liberté apporté par la mer. Aujourd'hui, on peut tout déplorer, regretter, plaindre, et de ces déplorations, de ces regrets, de ces plaintes retirer des fureurs et des exécrations, puisqu'on n'a plus, chaque fois qu'il pleut, les épaules labourées par les cordes des cruelles hottes en bois plein, à remonter la terre lourde des larmes du ciel.

 

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