michel_onfrayJe connais deux personnes (mais sans doute y en a-t-il plus, et moi-même, parfois, je me laisserais tenter) qui ont toujours « quelque chose à dire » sur à peu près tout : le professeur Rollin, immortel philosophe du non moins inoubliable « Palace », l’hôtel de toutes les absurdités imaginé il y a vingt ans par Jean-Michel Ribes, et Michel Onfray.

Dans une tribune publiée dans Le Monde daté du 10 juillet et intitulée « Les deux bouts de la langue », Michel Onfray s’intéresse aux questions linguistiques. En cela, on reconnaît l’universalité de l’homme philosophe : aucun sujet ne lui est étranger, au risque pourtant de manquer parfois d’arguments. C’est bien le cas ici.

Passons sur l’exégèse hâtive de l’épisode de Babel, placée en introduction. Là n’est pas l’essentiel pour cette chronique.

L’essentiel –pour nous- tient dans les développements qu’ensuite il consacre aux « deux bouts de la langue », c'est-à-dire à une extrémité, les langues régionales et, à l’autre, l’espéranto.

Evidemment, les langues régionales sont, sous sa plume, ce que l’homme a inventé de plus obscurantiste, rétrograde, totalitaire, liberticide, imbécile, réactionnaire, meurtrier, mortifère, monstrueux, clérical, et on pourrait décliner encore ici tout ce que le dictionnaire contient de concepts négatifs et d’épithètes infâmants qu’on n’atteindrait sans doute pas le degré d’abaissement où ces véhicules de la pensée traînent, enchaînés, leurs locuteurs.

A l’autre bout il y a l’espéranto.

Je n’ai rien à dire sur l’espéranto et les vertus que lui prête Michel Onfray car, contrairement à lui, je n’ai pas le bonheur ni les moyens intellectuels de disposer d’un avis sur tout.

Je voudrais en revanche souligner un point.

Au-delà du cliché que développe Michel Onfray sur les langues régionales, cliché mis au point sous la Révolution et dont nous connaissons par cœur toutes les déclinaisons, le philosophe témoigne aussi d’une conception particulièrement française de la langue. Pour faire court, afin que l’harmonie règne entre les hommes, au plan mondial, il faut que n’existe qu’une seule langue : c’est le jacobinisme retaillé aux mesures de la planète, mais évidemment pas avec le français, sans doute trop politiquement dégoûtant, plutôt avec une langue qui, parce qu’elle n’a jamais servi à rien ni engendré la moindre littérature, présente l’avantage de la pureté, comme un homme qui, pour paraphraser un autre philosophe du siècle, n’aurait pas les mains sales car il n’aurait pas de mains.

De fait, je n’ai pas d’opinion sur l’unicité de la langue, non plus. Je constate une chose, seulement : le plurilinguisme, celui qui offre à tous les moyens de communiquer avec l’autre par cercles concentriques, depuis son voisinage jusqu’à son frère le plus lointain, me semble bien plus humain que n’importe quel espéranto. Et ce plurilinguisme, nous, Niçois, l’avons mis en pratique des siècles durant : avec le niçois côtier, pour parler avec nos voisins, et pour échanger avec les hommes de nos montagnes comme avec l’ensemble de l’espace occitan ; avec l’italien, pour appliquer la loi de notre gouvernement, lui-même bilingue officiellement et factuellement trilingue, échanger avec toute la péninsule et accueillir tous ses fils qui vinrent trouver à Nice le pain et la liberté, même avant 1860 ; avec le français, pour parler à nos hôtes et à nos clients du monde entier, comme aujourd’hui avec l’anglais.

Pendant des siècles, bien des Niçois ont pratiqué cet exercice quotidien et certains sont même parvenus à le faire avec suffisamment d’aisance et de talent pour marquer une des trois littératures concernées : une idée, trois mots, voire quatre, et autant de nuances, parfois. Voilà qui me semble bien plus généreux, bien plus ouvert, bien plus complexe et bien plus fraternel, par l’adaptation constante que cette pratique commande, que la réduction de toutes les cultures de l’humanité à une langue de laboratoire.

 

Michel Onfray, « Les deux bouts de la langue », Le Monde, samedi 10 juillet 2010.
Lire aussi, entre autres, la réponse très argumentée de Jean-Pierre Cavaillé,
Le Monde, mercredi 14 juillet 2010.