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Lors du colloque de l'an dernier Hubert Heyriès avait fait une communication sur "Les militaires niçois entre deux patries". Dans la publication des actes de ce colloque, annoncés pour le printemps 2004, il y aura beaucoup de renseignements complémentaires sur le sujet.
Par ailleurs, Hubert Heyriès travaille actuellement sur les volontaires garibaldiens qui sont allés se battre aux côtés des Français en 1914-1915 dans le 4e régiment de marche du 1er régiment de la Légion Étrangère. Il fait un appel à "témoin", des vétérans (on ne sait jamais) ou des descendants, ont peut-être conservés des journaux de marche, des carnets, des lettres du front. C'est une courte période (novembre 1914-mars 1915), mais plus de la moitié des volontaires garibaldiens vinrent des régions marseillaises, niçoise, lyonnaise et parisienne, donc des régions françaises, contrairement à la propagande italienne qui affirme au contraire qu'ils vinrent de l'Italie. De sorte, qu'il y a certainement aujourd'hui beaucoup de Français d'origine italienne qui s'intéressent à cette histoire. Nous sommes très attentifs à la collecte d'éléments afin d'enrichir cette recherche...


Les militaires savoyards et niçois entre deux patries (1848-1871).
Approche d'histoire militaire comparée, armée française, armée piémontaise, armée italienne
Études militaires n°30, Montpellier, Presses universitaires de Montpellier, 2001, 576 p.
À se procurer auprès du service d'édition de l'université Paul-Valéry/Montpellier III, route de Mende, 34000 Montpellier.


L'histoire militaire est depuis un quart de siècle en plein renouvellement. Elle est désormais tout aussi bien idéologique et politique que sociale, histoire des mentalités qu'histoire des sensibilités. L'ouvrage qu'Hubert Heyries, maître de conférences à l'Université Montpellier 3, a tiré de sa thèse en est un nouveau témoignage. À partir de l'étude des militaires savoyards et niçois qui, en 1860, furent "contraints de choisir" entre la nationalité française et la nationalité piémontaise en raison de la formation de l'unité italienne, l'auteur livre une magistrale analyse des motivations professionnelles, sociales et culturelles de ces hommes déchirés pour la plupart entre deux états-nations et deux patries. C'est aussi, en effet, l'un des apports essentiels de cet ouvrage que d'effectuer une démarche d'histoire comparée à propos de la formation du sentiment d'appartenance nationale. Chez ces hommes, au demeurant, il résulta des circonstances plus que d'un enracinement dans la longue durée.

Une vaste palette de sources tant françaises qu'italiennes a permis à l'auteur de défricher un terrain quasiment vierge pour les Savoyards et qui l'était totalement pour les Niçois, malgré la dispersion des fonds militaires italiens voire leur éclatement entre Turin et Rome, malgré leurs lacunes qui rendirent initialement difficile l'application à ce cas des méthodes pionnières mises au point, pour les époques précédentes, par André Corvisier et Jean-Paul Bertaud. Pour surmonter ces obstacles, Hubert Heyries a littéralement "inventé" des sources ignorées jusque-là.
L'historien inscrit son analyse dans le moyen terme, c’est-à-dire la période située entre 1848 et 1871. 1848, année où le fait national revêt une ampleur jamais atteinte auparavant et lors de laquelle les soldats et officiers savoyards et niçois sont, du fait de leur appartenance à l'armée piémontaise, pleinement engagés au sens militaire du terme, dans le processus risorgimental. 1871, lorsque l'unité italienne est achevée par la "résolution" de la question romaine et où, immanquablement et de par ce seul fait, les relations entre la France et l'Italie prennent un nouveau cours. Les conséquences du choix des militaires savoyards et niçois en 1860, minoritaire en faveur de la France et très largement majoritaire en faveur du Piémont, apparaissent alors dans toute leur irrévocabilité.

Dans la première partie intitulée "Entre deux cultures (1848-1860)", Hubert Heyries dresse le portrait psychologique, sociologique et professionnel de ces hommes. Il consacre un premier chapitre aux 602 officiers des forces piémontaises, 566 pour l'armée de terre, qui représentent plus de 11 % de ses cadres, et 36 pour la marine qu'il a le mérite de ne pas oublier et qui forment 6 % des cadres de celle-ci. Ce sont ces hommes qui furent obligés de se déterminer en 1860. Tout en possédant une double culture et, dans le cas des Savoyards, en errant bilingues, tout en n'ayant pas oublié non plus que leur histoire avait été mêlée sous la Révolution et l'Empire à celle de la France, ne serait-ce que parce que des membres de leur famille avaient servi celle-ci, ces officiers semblent avant tout marqués par leur identité provinciale renforcée par une nette endogamie familiale et sociale et par le réseau informel qu'ils établirent au sein de l'armée sarde. Cette identité provinciale se combine à un sentiment d'attachement à la personne du roi et de fidélité à la dynastie et non au processus risorgimental. Peut-être aurait-il été bienvenu de s'interroger ici sur la part — s'ils en eurent une — que tinrent dans les événements prérisorgimentaux de 1821, non pas ces hommes en raison de leur date de naissance, mais leurs devanciers savoyards et niçois fraîchement réintégrés dans le royaume et l'armée sardes.

L'auteur élargit ensuite son propos dans le second chapitre"Soldats de l'armée piémontaise" aux 12 329 hommes et sous-officiers — 8 859 Savoyards et 34 170 Niçois — qui constituaient encore 10 % des effectifs en février 1860 alors que l'armée était déjà en pleine transformation par l'arrivée des soldats des nouvelles provinces. Il étudie leur milieu professionnel : l'armée de Charles-Albert, réorganisée par le général La Marmora en 1854 et 1857. Cette armée de conscription devint, après les réformes, plus proche du modèle français "de la qualité" — reposant sur des appels au service long conduisant à la professionnalisation —, que du modèle prussien "du nombre" — en fait une armée nationale qui n'avait pas alors fait ses preuves. Il y a une très solide étude des deux modèles mais les puristes de l'histoire de la conscription auraient souhaité que l'auteur rappelât plus nettement que les deux systèmes si opposés fussent-ils devenus au milieu duXIXe siècle — avaient une commune origine dont ils donnaient en pratique deux versions radicalement différentes.

Mais, alors que les Français ne parvinrent jamais avant la loi Niel, et encore bien théoriquement dans ce cas, à trouver une solution au problème de la réserve, les Piémontais tentèrent, sinon réussirent, à en organiser une. Cela eut pour résultat d'alourdir le poids de la conscription surtout à partir de 1857. Ainsi, si les officiers et même les sous-officiers savoyards et niçois furent satisfaits des changements apportés par La Marmora à l'organisation carlo-albertienne qui leur assuraient une carrière plus rapide, les conscrits étaient issus de populations au sein desquelles la conscription entraîna une hostilité latente : l'insoumission y fut plus forte qu'à la même époque, dans les départements français les plus réticents devant l'institution. Quoi qu’il en soit, Savoyards et Niçois se battirent — et se battirent bien — en 1848-1849, en 1855-1856 et en 1859, mais les premiers le firent par fidélité au roi, un Savoie-Carignan, tandis que les seconds, plus sensibles au Printemps des peuples et à la cause risorgimentale, le firent aussi pour celui qui était en train de devenir, surtout au cours de la troisième période, roi d'Italie. Les qualités qu'ils déployèrent au combat furent élevées à la hauteur d'un mythe — c'est une partie du titre du troisième chapitre — qui fit de ces combattants, et plus encore de leurs officiers, le pivot indispensable à une armée piémontaise. Celle-ci, avant toute autre institution, fut engagée dans le processus d'unification.

Ce sont les résultats — pour les Savoyards et les Niçois — de ce processus qu'Hubert Heyries étudie dans la seconde partie : "Entre deux pays (1860)". En trois chapitres, l'historien retrace les bouleversements voire la mutation qui se produisit au sein de l'armée piémontaise en train de devenir armée italienne au cours d'un bref laps de temps qui vit les événements s'accélérer. Le quatrième chapitre évoque "Le tourbillon risorgimental", le contexte et les conditions du choix personnel que durent effectuer les officiers : six semaines très exactement, du 14 juin au 1er août. En effet, si la décision de la majorité des Savoyards et des Niçois, après qu'ils se furent prononcés par plébiscite en avril 1860, y compris les militaires traités par Cavour en citoyens-soldats, s'imposait à l'ensemble des populations, les articles 5 et 6 du traité de Turin du 24 mars 1860 réservaient un sort spécial aux cadres. Ils leur promettaient de conserver les droits acquis au service du gouvernement sarde s'ils optaient pour la nationalité et l'armée françaises. Cela signifiait que leur intégration se ferait à ancienneté et grade équivalents au risque de heurter leurs collègues, français de plus longue date. Mais ils pouvaient conserver la nationalité sarde et leur place dans l'armée piémontaise à condition de transporter leur domicile en Italie dans le délai d'un an.

Or, la profonde transformation de l'armée piémontaise qui ne pouvait pas ne pas influer sur la détermination des officiers était loin de jouer en défaveur des cadres savoyards et niçois. On leur attribua un rôle de premier plan, auquel le mythe évoqué précédemment ne fut pas étranger, dans l'amalgame prénational des anciens états de Lombardie et d'Italie centrale et dans une italianisation des troupes qui fut d'abord une piémontisation. Certes, au prix d'une dispersion géographique dans les garnisons et d'une dispersion dans les unités que connaissaient cependant déjà les Niçois, moins les Savoyards encore que, dès avant 1860, la moitié d'entre eux était répartie dans l'ensemble de l'armée sarde ; au prix aussi d'une acculturation linguistique plus difficile pour les seconds que pour les premiers mais avec la perspective d'une carrière rapide.

Dans le chapitre cinquième, l'historien analyse avec finesse les calculs politiques et stratégiques dont ces militaires furent les otages. Certes, ils votèrent malgré les difficultés de l'organisation d'un tel scrutin, les Savoyards en même temps que leurs "compatriotes" civils, les Niçois une semaine après eux, en raison d'une manœuvre de Cavour pensant que les résultats du vote de ceux-ci orienteraient le vote de ceux-là. Certes, une écrasante majorité, 93 % des Savoyards, 88,7 % des Niçois, se prononça pour l'annexion — dénommée cession du côté piémontais - à la France, chiffres à rapprocher cependant des 99,7 % des oui chez les civils savoyards et des 99, 26 % obtenus chez les civils niçois ; outre que deux fois plus de militaires niçois que savoyards votèrent non, il y eut tout de même 9 % d'abstentions. Le oui signifiait la perspective d'un système conscriptionnel moins lourd voire une libération immédiate pour certains d'entre eux étant donné la différence de durée des services respectifs en France et au Piémont et l'absence d'une réserve en France.

C'est après la ratification du traité par les chambres piémontaises en mai et juin que les officiers se prononcèrent. Le sixième chapitre est un constat : seule une minorité, 109, le sixième d'entre eux, entra au service de la France. La quasi-totalité, 101, était savoyarde, mais ne représentait que le quart des Savoyards pouvant opter. Les Niçois furent 3,5 %. Sans occulter le traumatisme qu'une telle décision entraîna, Hubert Heyries ne cache pas que beaucoup de ceux qui devinrent Italiens ne le firent pas en vertu d'un sentiment d'appartenance nationale — tout au plus au nom de leur fidélité au roi du Piémont —, mais surtout en raison des perspectives de carrière plus rapide que celles qu'offrait la France, dont au surplus les maladresses n'arrangèrent pas les choses dans la guerre d'influence à laquelle chacun des deux états se livra auprès des cadres. Ceux qui choisirent la France et avaient sensiblement la même origine, le même âge et le même grade que leurs camarades le firent "par défaut". Les trois-quarts des sous-officiers, eux, voulurent entrer dans l'armée française, certains parce qu'ils achevaient ainsi leur service plus rapidement, les autres parce que leur dossier était trop médiocre pour qu'ils puissent espérer devenir officiers italiens.

Dans la troisième partie, "Identité provinciale Identité nationale (1860-1871)", l'historien donne à voir les conséquences du choix de ces hommes. Conséquences immédiates : le transfert de 9 036 militaires savoyards et niçois et le licenciement d'environ la moitié d'entre eux qui fut l'objet d'une polémique entre la France et le Piémont. Il ne s'agissait pas en effet d'une simple question technique. Cavour désirait le licenciement par classe des soldats dans lesquels il voyait avant tout des citoyens. Le gouvernement français représenté par le maréchal Randon voulait le licenciement par corps car il les considérait avant tout comme des militaires et souhaitait éviter qu'ils soient privés d'un encadrement qui assurait, seul, selon lui, le maintien de la discipline.
Conséquences à moyen et à long terme envisagées dans les deux ultimes chapitres qui permettent à l'auteur de faire une comparaison entre le destin de ceux qui étaient désormais irrévocablement français ou italiens. L'auteur aurait pu souligner que les seconds, quand ils sont d'origine savoyarde, italianisent alors leurs prénoms. La comparaison sur le plan professionnel confirme le bien-fondé du choix de la majorité. La minorité fut très vite dispersée au sein des unités et, avec elle, les conscrits savoyards et niçois. Malgré la création — éphémère — d'un régiment à recrutement provincial, le 103e, l'intégration se fit par assimilation, la logique de centralisation ne souffrant pas, ou alors temporairement, de "correctif régional". Il est vrai que l'armée française était considérée de longue date comme un creuset dans lequel les nouveaux devaient se fondre alors que l'armée italienne était en train de devenir un creuset dont les officiers furent les instruments et les bénéficiaires ce qui leur permit de concilier plus facilement leur identité provinciale et leur identité nationale. La comparaison, qui peut se faire au sein d'une même famille entre frères et cousins, est cruelle pour la France, encore plus pour les officiers déçus qui démissionnèrent ou se réfugièrent dans leur particularisme provincial. Il fallut la guerre de 1870 pour qu'attachement provincial et appartenance nationale puissent se mêler et se renforcer ainsi l'un l'autre.

Telles sont les conclusions de ce livre qui entrelace histoire des militaires et histoire militaire. En montrant que celle-là aboutit à une histoire globale qui ne se réduit pas à une histoire-bataille, Hubert Heyries démontre avec brio que ce champ historiographique tant décrié est lui aussi en plein renouvellement.

Annie Crépin
Revue d' histoire du XIXe siècle n°19.


 

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